Poetry and music are for those with straight connections between ears, eyes, heart, and gut. (Diane Dorr-Dorynek)
mardi 6 novembre 2007
MOVIES de Holger Czukay: le chef d'oeuvre méconnu de 1979
1979 fut une année capitale de la musique populaire; une année où le rock s'est relevé en serrant le poing après avoir reçu la méchante claque du punk-rock; renversées de leur socle les icônes prétentieuses du rock progressif et du hard-rock. Pendant que Led Zeppelin termine sa course par le décevant et inutile In Through The Outdoor, les Clash, les Talking Heads (période Brian Eno) et Police accouchent de leurs chefs d'oeuvre respectifs, les London Calling, Fear Of Music et Regatta de Blanc prouvant que le rock avait à la fois du coeur au ventre, de l'énergie, du rythme et de l'imagination. Robert Fripp revampait son songwriting et livrait un disque abrasif et intelligent, Exposure, qui ramassait sur elle-même l'agressivité de Red et lui donnait à la fois la légereté et le tranchant d'une arme. Même Pink Floyd accouche d'un album essentiel, The Wall, un opéra-rock qui clôt de manière parfaite la boursoufle du rock progressif/cosmique/orchestral en mettant en scène l'aliénation insupportable entre les rock stars et leurs fans et en en dénouant l'impasse: cri du coeur existentialiste qui semble répondre au disque confessionnal par excellence, le Plastic Ono Band de John Lennon qui avait ouvert la décennie, dix ans plus tôt.
Les années qui allaient venir s'annonçaient excitantes. David Bowie était à quelques mois de sortir son excellent Scary Monsters, qui le sortait de Berlin et le remettait sur les ondes planétaires; Peter Gabriel travaillait sur sa visionnaire fusion beats africains/rock contemporain (Peter Gabriel III) et l'équipe bipolaire de Eno et des Talking Heads allaient lui répondre par l'éblouissante fusion Remain In Light.
Et quelque part en Allemagne, dans la confidentialité, travaillait un alchimiste visionnaire à l'oeuvre tellement méconnue que c'en est une honte. Holger Czukay, c'était le bassiste de cette machine à beat métronomique Krautrock, le groupe Can. Et c'était tellement plus qu'un bassiste. Étudiant de Stockhausen, assembleurs de sons de génie mais avec un sens du beat qui va avec l'emploi, il faisait déjà, dès son premier album en 1970. des collages de musique etchnique, d'enregistrements radios et de beats percutants. Écouter Boat-Woman Song aujourd'hui et apprendre que ça date de la même époque que Let It Be, c'est prendre la mesure des qualités de visionnaires de Czukay, qualités qui ne durent pas être pour rien dans l'oeuvre de Can en devenir.
En 1979 donc sort Movies de Holger Czukay, une oeuvre confidentielle, un collage de génie. Et bien avant Gabriel, ou Byrne/Eno sur My Life In The Bush Of Ghosts, on a le présage des formidables fusions musicales à venir, déjà à un niveau d'épanouissement qui surprend et laisse songeur. Comment de tels albums peuvent-ils passer sous le radar?
Quatre longues pièces; passons le Cool In The Pool, étrange bête de commercialisme et d'étrangeté qui ouvre l'album. Après, Czukay donne sa pleine mesure: le beat métronomique de Can y résonne comme un coeur qui s'emballe, des collages d'enregistrements ne cessent de se répondre dans un étrange opéra cinématographiques (qui, BTW, précédait le Friends Of Mr Cairo de Jon & Vangelis, qu'il dut en partie inspirer) et les nappes de claviers et de guitares ne cessent de s'élever et de s'effondrer, comme des geysers sonores. Mouvant comme Jeux de Debussy, avec des glissandos incessants dans les nappes harmoniques, la construction sonore se cristallise un moment pour un 6 minutes d'une formidable beauté: Persian Love réussit le pari de l'étrangeté, de la beauté et de l'émotion. Si vous ne craquez pas pour cette pièce, vous ne pourrez jamais pénétrer l'étrange monde mouvant de Holger Czukay.
Le disque passa donc inaperçu. Je fus initié par un mélomane de Sudbury en 1984, j'ai acheté l'album sitôt revenu à Québec, mais jamais je n'ai aperçu quelqu'un d'autre en possession de ce disque. Il faut dire que Czukay n'avait rien d'une rock star et que sa voix ne répondait en rien aux critères de l'interprétation. Ses plus grandes innovations sont passées par la suite dans le vocabulaire musical, et plusieurs têtes chercheuses ont travaillé avec lui , dont David Sylvian, avec qui il réalisa en duo de sombres disques de musique électronique. Mais le monde sonore de Movies demeurait inimitable; il fallut un autre disque de Czukay, moins envoûtant mais tout aussi intéressant, Good Morning Story, en 1999, pour ré-entendre le monde fusionnel passionnant du bassiste.
À noter que la réédition remasterée sur CD Mute est exemplaire au niveau sonore.
Holger Czukay. Movies. 1979
Sur étiquette Mute.
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