mercredi 29 septembre 2010

SUFJAN STEVENS: RÉVOLUTION?


Si vous fréquentez quelque peu ce blogue, vous savez déjà que j'ai un amour sans bornes de la musique. Que c'est pour moi une plongée extraordinaire dans l'âme humaine, dans ce qu'elle a de plus créative, de plus enthousiasmant. C'est pas mêlant, on écoute la musique et on se dit qu'il y a de l'espoir pour l'espèce humaine.

Pourtant, après peut-être 35 ans d'écoute musicale active, il faut bien l'avouer, notre intérêt devient plus... académique? La musique et notre âme sont ce vieux couple, pleins d'habitudes, de rituels, de conventions, et parfois on soupire après nos frissons d'adolescence, alors que tout ce monde était nouveau pour nous.
 Notre oreille s'aiguise, mais alors qu'on voudrait se laisser toucher plus profondément, on n'y arrive pas. Car voyez-vous, 35 ans d'albums, ça vous laisse des sédiments dans l'âme auditive, une sorte de croûte épaisse qui ne se laisse plus transpercer très facilement.

Disons-le plus simplement: on ne se laisse plus beaucoup surprendre.

Ah! Entendre A Day In The Life de nouveau pour la première fois! Planer au son de The Great Gig In The Sky après avoir décollé en orbite autour du Dark Side of the Moon. Prendre un pouce la nuit entre deux ville et entendre Glassworks une première fois, hypnotique, obdésant. Le solo de Hackett dans Firth Of Fifth, quelques notes de pure feelin', quelque soit le sens de ce mot qui ne veut rien dire, mais qui veut tout dire. Sunday Bloody Sunday, la voix de Bono, la guitare de The Edge. How Soon Is Now et la voix torturée de Morrissey. La voix de Björk. Bref... voyez le topo.

La dernière fois que j'en ai pris plein la gueule, c'est, comme plusieurs autres personnes, en 1999, quand OK Computer m'a fait sonner les tympans. Onze ans depuis. Onze ans, c'est long. Pas mal de nuits à revivre de vieux frissons! On les approfondit peut-être; en réalité, on en creuse le même sillon qui s'émousse peu à peu.

Combien de fois le rock peut-il encore se réinventer? Combien d'albums ont vraiment changé les règles du jeu? Synthétisé leur époque et indiqué, par une approche novatrice de la production, du songwriting et de l'interprétation, la voie à suivre? On rêverait de revivre les première écoutes de Sgt Pepper's en 1967, ou de Dark Side of the Moon en 1973.

Longue intro. Plus fort que moi. Fast-Forward. J'aimerais déjà être le 12 octobre. Pour voir comment le monde va accueillir l'ahurissant nouvel album de Sufjan Stevens. Pour voir le Jour 1 de l'âge de l'Adz.

Car rien ne nous a préparé à ça. Ni son formidable Come and Feel The Illinoise (#1 de l'année 2005 sur le site qui collige les critiques du monde entier Acclaimedmusic), 2e tome de son ambitieux (et avorté) projet de réaliser un album par état américain, ni même son excellent EP (60 minutes quand même!) All Delighted People, sorti il y a à peine un mois.

J'avais pour projet de vous parler de ce EP, justement. Deux semaines que je mijote le texte dans ma tête. Des brides de phrase me venaient et repartaient. Je voulais vous parler de mon affection totale pour ces 60 minutes de folle équipée. Vous parler de ce foisonnement d'idées folles d'arrangements qui font tanguer le bateau ivre de la pièce d'ouverture pendant 11 périlleuses minutes (et qui ont semble-t-il dégoûté une certaine Laura Snapes du New Musical Express, qui a écrit une critique assassine sans trop s'attarder au reste)... un peu comme ci le créateur génial - mais avec quelque chose d'indiciblement  juvénile de Illinoise - avait pris du coffre, de la confiance et pas mal de ganja depuis cinq ans.  Je voulais vous parler des trois merveilleuses ballades folk au coeur du EP, au mélodisme magnifique, épuré, avec des arrangements d'une délicatesse et d'une beauté comme il s'en entend peu. Je voulais parler de cet art mélodique précieux, qui n'a rien à voir avec celui d'un McCartney, génie de l'air qu'on retient; ce sont plutôt des thèmes qui se prêtent à la transformation, la variation à l'infini; les pièces s'étirent, les thèmes sont répétés, triturés, psalmodiés, suggérés... jamais ils ne lassent, car ils sont servis par les transformations infinies d'un alchimiste génial.

Je voulais surtout vous parler des solis de guitare complètement tordus qui électrisent le disque; surtout, surtout ceux des 17 minutes hallucinantes de Djohariah, une élégie incroyablement émouvante à sa soeur Djohariah et aux mères seules en général, qui clôt le disque. Tour de force qu'il est difficile de décrire: faut le vivre (magnifique essai sur la pièce ici)!

Alors, oui, je voulais vous causer de tout ça. Jusqu'à ce matin, alors que dans ma boîte aux lettres électronique, je reçoit de Asthmatic Kitty (le label de Stevens) un lien vers le nouvel album, The Age Of Adz, en vente chez tous les bons disquaires à compter du 12 octobre. Devant les kilomètres (nombreux) qui m'attendent, et les inévitables bouchons montréalais, je télécharge, grave... démarre.

J'en ai pris plein la gueule. Une fois. Deux fois... Trois fois. Trois fois 80 minutes. Je ne fais plus ça. Pas à mon âge. Pas dans cet agenda fou. Jamais je ne m'astreins à écouter le même albums trois fois de file!

Hypnotisé. Submergé, noyé par ce torrent d'images sonores, de réfractions électroniques, de grooves lourds nappés de choeurs féminins, de glissando de violons, et toujours ces nappes de bruits électroniques qui rebondissent dans tous les sens. Collage après collage après superposition. Une oeuvre en dizaines de couches qui ne cessent de se métamorphoser, presque libres de gravité, et pourtant; centre de gravité il y a: c'est à la 3e écoute que j'ai vraiment entendu ce que je craignais manquant, les mélodies. Des thèmes à la Sufjan Stevens. Des mélodies qui supportent la répétition à l'infini.

Si le EP était toutes guitares électriques (ou électroniques?) sorties, le LP, lui, est un encyclique de l'électronique. Et du multi-pistes. Autant Sgt Pepper's ne pouvait naître qu'avec la magie du studio des ingénieurs d'Abbey Road et que Dark Side fut l'apothéose d'une certaine conception du son (même studio d'ailleurs!), autant l'Age of Adz appartient à son époque, celle de l'édition digitale à l'inifini, du collage, des fragments atomiques séparés et réassemblés. Chaque pièce est un voyage sonore, et on ne sait jamais vraiment où on va. Ce disque est du délire.

Et il y a les pièces, qui se cachent derrière tout ça. Référence directe à Kid A et aussi à Nine Inch Nails dans Too Much, probablement la meilleure pièce du disque, avec un bridge instrumental absolument merveilleux, qui m'a pris à la gorge dès que je l'ai entendu, et qui se met à gagner en intensité sans que vous vous en rendiez compte; c'ets ce que je veux dire par être surpris.Off guard. Au moment où je l'ai entendu, j'avais la conviction de ne jamais avoir entendu rien d'aussi beau. Ce qui est ridicule, bien sûr. Sauf que c'est là le pouvoir de la musique qui vous transperce soudain: de vous faire vivre le moment, totalement.

Je pourrais parler de la beauté poétique de Vesuvius.  Je pourrais en tartiner des pages encore. Je vais couper court un peu.

Il y a, en clôture, 25 minutes qui viennent faire culminer les 50 minutes d'ascension qu'elles précèdent. Je ne sais pas si Impossible Soul a le souffle pour devenir le Supper's Ready d'une génération électro éclatée. Mais ouvrez grand les oreilles parce que des épopées musicales comme ça, il n'y a plus grand monde qui semble vouloir se donner la peine de les construire. J'étais déjà convaincu d'écouter un grand disque avant ça, le premier grand disque de la nouvelle décennie. Mais après avoir entendu cette suite, je me demande si on n'est pas devant une révolution sonore et musicale, annoncée par les Animal Collective, TV On The Radio et autres explorateurs sonores d'aujourd'hui. mais l'âme en plus.

Vous vous devez de prêter l'oreille. Parce qu'un disque comme ça, c'est rare.

samedi 25 septembre 2010

Cratère sur ma rue


Depuis un mois, il y a un gros cratère noir dans ma rue.
C'est comme une nuit qui s'est trouvé une résidence, juste de l'autre côté de chez-moi, là où j'aimais niaiser, niaiser le temps quant il tire sur ma laisse.
Ma fille et moi avions passé une matinée ensoleillée ensemble. Match de soccer, où elle avait marqué, café et chocolat chaud au Starbuck, petite saucette au pet-shop; ma fille est une vraie libellule, et y'a rien comme se promener avec elle au soleil, ça vous fait des ailes de vitrail qui vous éblouissent et vous étourdissent. Et puis on est entré se reposer un peu. Après tout, c'est samedi.
Mais du salon, ma libellule m'a lancé un cri inquiet.
Papa, y'a deux policiers armés qui sont rentrés chez Pierre.
Ma petite regarde souvent de l'autre côté de la rue. Inquiète. Inquiète pour Pierre.
Une autre voiture de police. Une ambulance. Fuck. Pierre vient de tomber dans le trou noir.
Je sors, en ordonnant à ma petite de ne pas bouger. L'ambulance se met de reculons dans l'entrée. Les policiers ont rangé leurs guns. Le dispatch au 9-1-1 a eu peur, parce que la douce de Pierre était incapable de parler au téléphone, alors que Pierre venait de tomber dans le cratère.
Mon pote sur un stretcher.
Les sirènes qui nous cisaillent les oreilles.
Ma voisine me fait un signe sans équivoque.
Mon pote ne remontera jamais de ce trou-là.
Et depuis ce jour, le cratère, de l'autre côté de la rue. Impossible de ne pas le regarder, ce trou qui s'est invité.
Alors Pierre, est-ce que tu l'as revu, le film de ta vie à l'envers? Quand la Grande Faucheuse s'est penchée à ton oreille et t'a dit: Arrête, je t'amène avec moi, tes souffrances sont finies... as-tu eu le temps de tout goûter à nouveau, une dernière fois? L'amour de ta douce, les joints de la fin - pour alléger tes souffrances écoeurantes - la pancréatite, le coma et la résurrection... et puis les années d'avant, avant que je te connaisse, la grosse vie, les mauvais compagnons, la bouteille un peu trop tutoyée, la soirée folle qui s'est terminée dans un lampadaire pour une certaine célébrité parmi vous, les vinyles détruits par une douce qui n'était pas si douce, et ce joint partagé avec un certain apache-black aux doigts interminables et au talent prodigieux à Woodstock... cette partie de touch-football chez ton ami Laporte, une heure avant qu'un commando ne vienne détruire une famille, un homme et tout espoir de la gauche québécoise... les années soixante... et avant ça, l'enfance turbulente... il y avait encore, dans les derniers jours, dans la morsure imbuvable du mal, un grain de malice d'enfant turbulent, accroché dans ton sourire... Gamin jusque dans tes derniers retranchements.
Pierre n'a pas eu une vie monotone.
Ça crée un trou encore plus grand.
Une des dernières soirées passées ensemble, on l'a passé à jouer de la musique ensemble, entre non-musiciens, avec nos douces, les joints de la compassion (pas le Club, il venait d'être fermé par les intégristes bien-pensants) et le héros de Pierre, celui qui l'a aidé à passer à travers les dernières semaines, Santana... Soirée de canicule dans cet été de canicule. Le doc lui avait dit: Passe un bon été, pis on se revoit en septembre... On va t'arranger ça en septembre...
Le temps s'est arrêté en août.

dimanche 12 septembre 2010

Sur la platine: les couleurs et le temps rythmé de Debussy




Il y a un âge où on aime les choses floues, les choses qui réverbèrent, les chromatismes acidulés, le sol informe, la neige glacée, la nuit très noire et le temps élastique. Moi, c'était du temps de mon CEGEP. Le monde avait à cet âge quelque chose de poétique qu'aucune merde du quotidien ne pouvait achever; elle pouvait seulement lui mettre une cape mélancolique, une sorte d'aura émotionnelle douloureuse pas complètement détestable. C'est qu'on les ressent drôlement, les choses, à ces âges-là!

Et donc, c'est dans cet âge et dans cette ouverture de la tête et des oreilles, qu'un jour, entrant chez Musique d'Auteuil à Québec, j'entends pour la première fois les Préludes de Debussy, joués par Arturo Benedetti Michelangeli (juste le nom, ça en jette, hein?).

C'est au même âge que j'ai découvert Philip Glass, Erik Satie, Terry Riley, un tas d'autres choses. Alors, les Préludes, leur espèce de précision et d'élégance raffinées de haïku, leur liberté rythmique, le jeu constant des dynamiques et des tons, l'espace réverbérant que leur a ciselé les ingénieurs de Deutsche Grammophone, tout ça ne pouvait que me plaire, que dis-je, me faire planer.

J'ai toujours retenu ce nom, Michelangeli. Et lorsque, quelques cycles de vie plus tard, j'ai finalement acheté le cycle complet sur CD, je m'attendais à retrouver le même monde étrange de "cathédrale engloutie", de "pas sur la neige" et de "vent dans la plaine" (tous les noms très mallermiens de Préludes).

Mais le temps avait passé, l'âme pris quelques baffes et l'époque n'était plus vraiment à l'ouverture devant les miniatures informes dessinées par le piano trop raffiné de Debussy, ce génial coloriste de l'ivoire. Qu'est-ce que je me suis ennuyé à essayer de retrouver cette magie... Le monde de Debussy, d'informe, était devenu opaque, inconsistant, comme si je la voyais à travers une vitre sale.

Maintenant, expliquez-moi ce mystère, typique de la vie de mélomane. Ce soir, j'ai eu envie de les écouter ces Préludes. Une impulsion. Une humeur. Un délestage de tout ce qui est logique, efficacité. J'ai redonné le piano à cet Italien au nom grandiloquent, j'ai fermé les lumières, les tubes, qui réchauffaient depuuis trois jours, avaient finalement une raison de le faire.

Et soudainement, Les Préludes ont retrouvé leur touche cristalline. Leur beauté chromatique, leur poésie rythmique. Même les noms ne sonnaient plus aussi ringard. Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir. Pourquoi pas.

Ce doit être l'automne qui approche. L'été s'achève. Si vous êtes jeunes, c'est un peu la mort des amours estivales. Si vous êtes un peu plus vieux, c'est le deuil de voir vos enfants quitter un peu plus le monde si incroyablement magnifique de l'enfance.

En tout cas, ce disque magique mais à la beauté subtile, je vous le recommande. Prenez le temps. Il va peut-être se dérober à vous la première fois. Mais il ne le fera pas tout le temps.

(Et pour me faire pardonner cette digression tout à fait informe, [sans doute dans le ton de Debussy, génie en moins!], quelques infos sur Michelangeli qui semble être tout un pistolet! Tiré de site http://sostenuto.piano.free.fr/A.B.Michelangeli.html
Arturo Benedetti Michelangeli est né le 5 janvier 1920 à Brescia (Italie) et mort le 12 juin 1995 à Lugano (Suisse)
Le personnage de Michelangeli prêtait souvent à des controverses. Il était souvent considéré comme un être fantasque, prêt à raconter toutes sortes d'histoires à son sujet. Il se déclarait notamment le descendant de Saint-Francois d'Assise. Le mythe qui tourne autour du pianiste, la rumeur, et la fascination ont pendant près de 50 ans attisé les foules du monde entier et ont fini par créer une icône qui n'avait pas toujours un lien avec la réalité. Michelangeli poss&eacutedait un charisme envoûtant grâce auquel il subjuguait son auditoire.La force de séduction du pianiste n'est plus à démontrer et le côté paradoxal du personnage réside dans son &eacutetonnante attitude vis à vis du public et de la presse. Particulièrement froid, distant et résérvé, la critique est exécrée par cet homme hautain et si sûr de lui. Mais il déchaîne les passions, on le trouve si fascinant. Michelangeli n'aimait pas divulguer sa vie privée.
Pourtant, on sait qu'il a donné son premier récital à 5 ans, qu'il a obtenu un diplôme de piano à 13 ans, et qu'il a même suivi des cours de médecine pendant 5 années sans jamais obtenir le diplôme. En 1938, il participe à un concours de piano à Bruxelles dont le jury comporte quelques personnalités du monde musical comme Artur Rubinstein. Michelangeli y sera classé en septième place et l'histoire raconte que Rubinstein lui-même a contribué à rétrograder le pianiste italien. Mais en 1939, c'est la consécration. La célèbre expression de Cortot qui suit la victoire de Michelangeli au Concours de Genève "c'est le nouveau Liszt, il rend le piano plus fluide !" le porte en triomphe et l'annonce comme l'un des plus éminents ambassadeurs du piano transalpin. Son interprétation des Préludes de Debussy reste une référence en matière de contrôle des masses sonores, d'analyse des phrases, de perspective impressionniste.
Sviatoslav Richter, qui n'avait pas le compliment facile, le jugeait "Incritiquable" tant son approche de la musique lui semblait profonde.