lundi 1 novembre 2010

Sur la platine: Paul Bley, le Montréalais qui a ouvert la route à Keith Jarrett

Je ne suis pas souvent parmi vous ces jours-ci. Ceux qui me croisent sur les forums audios savent qu'entre deux contrats éreintants je prépare plusieurs changements dans ma chaîne audio, et que l'écriture a par conséquent pris la voie de traverse pour un temps. Ce qui m'empêche de vous parler des excellents albums que j'écoute en ce moment, le magnifique et automnal Letting Go de Bonnie Prince Billy (William Oldham de son vrai nom, un auteur-compositeur superlatif et mystérieux, qui a donné à Johnny Cash une de ses plus déchirantes interprétations tardives, l'émouvante I See A Darkness), ou ce magnifique coffret quadruple de Otis Redding, le chanteur préféré de Peter Gabriel (vous ne faîtes pas le lien? Écoutez un après l'autre Washing of the Water de l'archange, puis Try A Little Tenderness de Otis, et vous aurez tout compris sur l'admiration profonde de l'un pour l'autre)...

Enfin bref, j'écoute beaucoup de musique, mais très peu d'albums. Et ce soir, au gré des choix spontanés sur le serveur, rien ne m'a paru plus beau que l'ultime Mondsee Variations de Paul Bley...

Un disque qui, ultimement, me résiste. Difficile, parce que somme, et que moi, je suis plutôt déficitaire. Un peu déficitaire de l'attention, et que ce disque, les Mondsee Varations, demandent toute votre intellect et votre coeur. Somme d'une vie consacrée au piano, d'un Montréalais qui approche les 80 ans (dur à croire) et qui a marqué le piano jazz.

Les plus potineux d'entre vous ont déjà remarqué qu'il partage le patronyme de Carla Bley, la géniale et rouquine arrangeure-compositrice, qu'il aurait rencontré alors qu'elle vendait des cigarettes au Birdland. Presque trop jolie anecdote. Paul Bley a aussi fait ménage avec Annette Peacock, une des femmes les plus fascinantes que vous n'entendrez jamais sur disque. Mettez la main sur X-Dreams, et vous comprendrez que le David Bowie des grandes années la voulait dans son groupe. Mais je m'égare. Encore.

Paul Bley était aux avants-gardes de la révolution free-jazz avec Ornette Coleman, ceci expliquant peut-être cela: cet anonymat relatif dans lequel beaucoup de protagonistes de l'inécoutable mouvement des années soixante sont plus ou moins tombés. Disons qu'on ne les voit pas souvent dans notre vénérable Festival de Jazz.

C'est pourtant au sein de la très respectable et lumineuse étiquette ECM que Paul Bley va tracer un chemin dans lequel pourront s'engouffrer à sa suite plusieurs générations de pianistes, Keith Jarrett en tête. L'étiquette était toute jeune, on est en 1971, le pianiste n'a pas encore 40 ans et il offre, avec Open, To Love, 43 minutes de piano solo, sans cadres, sans swing, juste la liberté de créer des paysages rythmiques et sonores qui seront la quintessence du label plus tard. La présence de compos de ses femmes (dont la magnifique Ida Lupino de Carla Bley) ne nuit pas. Le Facing You de Keith Jarrett allait suivre peu de temps après, et ECM ne regarderait plus jamais en arrière.

Bley non plus, qui ne renouvellera à peu près jamais le cadre du piano solo, laissant le chant (sic) libre à d'autres. Jusqu'à ce disque. Les Mondsee Variations. Enregistré en 2001, lors d'un Festival en Autriche, pour ECM justement... Voyez,ça fait la boucle. Les Mondsee Variations sont 10 impros et 55 minutes de piano solo qui renvoient, comme un miroir, l'écho de son Open, To Love, avec sans doute moins de lyrisme et plus de méditation, plus de questionnement métaphysique, de silences abstraits et d'emportements genre fin-de-vie. C'est pas une oeuvre facile. Ce sont dix pierres polies par une vie au piano, à exprimer la gamme des émotions compliquées qui nous traversent et des peurs métaphysiques qui nous envahissent.

Et on pourrait causer longtemps, comme j'ai tendance à le faire sur ce blogue. Mais ce soir, quand la 10e Variation a joué sur mon serveur, au milieu de plein d'autres choses, c'était comme le moment, pour que ça connecte, pour que chaque note, chaque jeu sur le temps, chaque tressaillement des touches me parle... me fasse sentir la mortalité, les amours fatigués, et l'automne qui fait comme une huile grise sur nous. Comme si la BP nous avait pissé dessus. Un dialogue croisé entre deux êtres reliés par le fil ténu d'un CD rippé. C'est fou ce que la musique peut faire.

Est-ce que c'est beau, ce disque? Mets-en que c'est beau. Mais c'est la vraie beauté: pas l'aguicheuse, ni la romantique. C'est la beauté minérale de l'âge. Et elle est pas toujours facile à aimer.

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