vendredi 17 décembre 2010

Beck et sa semaine de rêve au Ronnie's Scott



L'année s'achève, et pour les critiques du monde entier, c'est le temps de compiler les albums les plus marquants de l'année, d'en publier la liste et d'en découdre avec les mélomanes et autres exégètes de la scène rock, pop ou jazz... mais pour les blogueurs dans mon genre, c'est au contraire le moment d'un plaisir de glandeur: celui de simplement parler d'albums qui nous ont fait tripper dans l'année, qu'ils soient des éditions récentes ou de vieilles choses retrouvées, des découvertes de retardataires ou des choses sans importance qui, pour une raison ou pour une autre, sont devenues chères à notre coeur et à nos oreilles.
Parmi mes coups de coeur de l'année, indiscutablement, une fois n'est pas coutume, un DVD en spectacle: cette prestation "live" ahurissante de Jeff Beck au Ronnie's Scott de Londres, en 2008.


Ah, Jeff Beck... vous connaissez peut-être l'histoire. Deuxième des trois lead guitarist d'exception (le premier étant Eric Clapton, le troisième Jimmy Page) à s'être développé au sein des Yardbirds (1966), mythique groupe de blues-rock anglais, Beck semblait promu à un succès commercial massif lorsqu'il forma en 1968 le Jeff Beck Group,  avec comme "frontman" un charismatique ex-joueur de soccer du nom de Rod Stewart. Mais il apparut bien vite que Beck était un guitariste beaucoup trop excentrique pour se bâtir une carrière de guitar-hero. Le départ de Rod Stewart et de Ron Wood, partis former The Faces, un grave crash en voiture et la mort tragique de Jimi Hendrix amenèrent Beck à réfléchir à ses rapports avec l'industrie et la musique. Sans oublier que la vague anglaise de hard-rock, dont Page est le point focal, le laisse complètement indifférent... Il ne voulait pas ressembler à ça... musicien jusqu'au bout des ongles, et le contraire d'un poseur.

Après un passage à l'ombre, voici Beck qui s'enferme en studio avec le producteur des Beatles George Martin et le claviériste du Mahavishnu Orchestra, Jan Hammer (futur compositeur de l'inoubliable et insupportable thème de Miami Vice), un virtuose des claviers au style absolument unique (jamais vous n'oublierez son son après l'avoir entendu). En deux ans, deux albums de jazz-rock fusion absolument remarquables refont la crédibilité artistique du magicien de la 6-cordes et l'établissent comme le guitariste des guitaristes, le virtuose que les autres regardent avec ahurissement, tant pour sa virtuosité que sa superbe indifférence au succès-à-tout-prix: les albums s'appellent Blow By Blow et Wired, et Beck ne regardera plus jamais en arrière.


La carrière de Jeff Beck s'est donc déroulée à l'abri des modes, des succès trop massifs mais aussi des descentes abyssales et stupéfiées de plusieurs de ses frères de route. Apparitions remarquables de musicien de session (écoutez-le opérer sa magie sur Lookin' For Another Pure Love de Stevie Wonder... et c'est à lui que revient la lourde tâche de faire un tant soit peu oublier David Gilmour sur le meilleur Roger Waters, Amused To Death), tournées distancées, on aurait presque pu l'oublier, le ranger dans les "has been" avec les autres anciens demi-dieux de la scène anglaise des années soixante... jusqu'à cette semaine magique au Ronnie's Scott, un petit club de jazz londonien de 250 places, dédié entièrement au jazz acoustique.

L'idée semble audacieuse à Beck lui-même, qui confie sa nervosité dans une entrevue en bonus sur le DVD, lui qui n'aime rien autant que l'anonymat. Or, l'anonymat, dans un petit club de jazz, n'existe tout simplement pas; le public est à quelques pas, et ce n'est pas le public abruti de stades de rock, dopé aux shows de lumière et aux fumigènes de toutes sortes. 

Le quotidien des jazzmen représente pour n'importe quel rocker un défi incroyable. Improviser, bâtir chaque moment de la performance sans autre appui que son âme musicale et ses partenaires de scène... ouf!
Mais évidemment, l'art du jazz, (dérivé de jase... la conversation musicale) est aussi celle de l'écoute, de la générosité, du dialogue... et à notre regard nous est livré des moments inoubliables de complicité musicale entre ce grand musicien et son groupe... d'abord, un évident coup de coeur pour la superbe jeune contrebassiste Tal Wilkenfeld; l'admiration affectueuse que lui témoigne Beck lors de ses sensuels solos (écoutez-la sur Cause We've Ended As Lovers, Stevie Wonder encore) vous remplira les veines... cette fille est "the real thing"...

Ex-membre du groupe de Sting (musicien exigeant s'il en est un), le claviériste Jason Rebello accomplit quant à lui un exploit peu commun: lui qui était un musicien strictement de piano acoustique s'éclate sous nos yeux à triturer ses claviers électriques, créant une personnification de Jan Hammer absolument confondante... Il domine le fameux Scatterbrain de l'époque Blow By Blow avec une sorte de flair dramatique unique... Autre ex-compagnon de scène de Sting, le batteur Vinnie Colaiuta est une machine à rythmes enlevant. Bref... chaque moment de la performance est un plaisir musical total.

Mais évidemment, aussi modeste et joueur d'équipe soit-il, la vedette demeure cet interprète de choc, Jeff Beck... Le regardant imprégner chaque moment de son jeu avec un évident plaisir expressif, créant sans cesse de petits moments de magie, par la sonorité, par l'enchaînement des notes, par la manière sans cesse renouvelée qu'il a de partir en déséquilibre mélodique pour toujours retomber sur ses pattes, par ces moments de pure dérèglement des sens (accord furieux, ou arpèges déchaînés à la limite supérieure de l'instrument)  entrecoupés de solis magnifiquement lyriques (Angel) , Beck se révèle d'abord et avant tout un interprète , au sens le plus noble du terme: donnant vie à des mélodies empruntées de la plume d'autres d'une manière unique; un guitariste tout simplement trop personnel dans son approche pour jouer les dieux du stade plus de quelques secondes. Au contraire, authentique jazzman, il n'est que musique, et on devine quel leader inspirant il doit être pour ses partenaires.

Quant à nous, nous sommes, grâce à la magie du DVD, des témoins privilégiés de moments musicaux qui auraient pu disparaître dans le temps.

Qu'il se lance dans un jazz-rock furieux (Scatterbrain), dans les souvenirs de son passé avec Rod Stewart (le fameux Beck's Bolero) ou dans des interprétations plus lyriques (A Day In The Life des Beatles!),le plaisir est constant. Et nous qui ne sommes pas nécessairement fanas de jazz fusion endurons avec patience la présence occasionnelle des obligatoires vedettes invitées (Joss Stone, Imogen Heap, Eric Clapton) n'attendant que le moment de retourner à l'exubérance instrumentale...

Évidemment, je vous le recommande FORTEMENT!




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