Drôle de manière de lancer son propre label... Mais évidemment, de la magnifique Kate Bush, on en peut attendre que du singulier!
Director's Cut, c'est une artiste qui décide de revisiter une partie ingrate de son répertoire et d'en tirer la sève musicale. Pour une artiste au parcours aussi relevé que Kate Bush, il est facile de trouver à quel moment se situe l'unique faux-pas de sa magnifique carrière: le très inégal
Red Shoes, album de rupture au demeurant assez déchirant, et qui allait être suivi d'un silence assourdissant de... 12 ans! Non seulement un album où, pour une rare fois chez elle le médiocre côtoie le sublime, mais aussi un des albums les plus désagréables au niveau sonore que j'ai eu l'occasion d'entendre. Digital, strident et dénué de toute chaleur.
Après le parcours absolument inégalable de Kate Bush dans les années '80, la chute qualitative fut si brutale que toutes sortes de rumeurs ont circulé, certaines pas très jolies: personnage romantique par excellence, la rupture amoureuse aurait plongé Kate Bush dans la folie:
You're The One, qui clôt
The Red Shoes de manière dramatique, serait le testament amoureux d'une passionnée condamnée à s'arracher les ongles dans une cellule capitonnée!
Eh bien non. Kate Bush a pansé ses plaies, a eu un enfant, a rencontré un guitariste et a probablement eu le retour en grâce artistique le plus réussi qu'on pouvait espérer avec le magnifique double
Aerial, en 2005, un album d'une grande beauté sonore et émotive.
Et alors qu'on annonce déjà (!) que la composition du prochain album est pratiquement achevé, voilà que sort cet étrange
Director's Cut.
Revisiter son propre répertoire n’est rien de très nouveau. Les résultats sont parfois catastrophiques (vous vous rappelez les versions sur CD des vieux hits de
Robert Charlebois, enregistrés pour résoudre un vieux problème de droits d'auteur?), parfois intéressants (
Joni Mitchell et son somptueux "Travelogue"). Mais "corriger" un album passé sous le radar? Voilà qui est déjà plus intéressant.
Director's Cut reprend donc sept pièces de
Red Shoes (1993), mais aussi quatre pièces de
The Sensual World (1989), l'album précédent de Kate Bush, album riche et audacieux, dont les arrangements très chargés avaient dérouté plusieurs des amateurs de
Hounds Of Love (1985) (considéré par plusieurs comme le pinacle artistique de sa carrière). Toutes les voix ont été ré-enregistrées (à part les voix bulgares). Disparus, les batteries synthétiques typiques des années '80, remplacées par de nouvelles pistes rythmiques "analogues". Parfois, la relecture va beaucoup plus loin. Mais commençons par le début.
Le point de départ c'est la relecture de la pièce-titre de
The Sensual World. Rebaptisée "
Flower of the Mountain", la pièce a permis à Kate Bush de réaliser un fantasme: celle d'apposer à sa musique les mots de
James Joyce, permission qui lui avait été refusée à l'époque pour lui être accordée récemment par les héritiers. Parions que ce fut même le point de départ de l'aventure. Et, avouons-le, la chose démarre plutôt mal.
Car la voix de Kate Bush a changé; et pour parvenir à réenregistrer les pistes vocales, elle a dû chanter dans une clé différente. La voix aérienne se pose sur les magnifiques arrangements quelques tons plus bas; probablement pour permettre à la voix de ne pas disparaître dans l'opulence des arrangements d'époque, on a dépouillé ceux-ci et considérablement augmenté la présence de la voix au mixage. Résultat: une voix qui semble presque étrangère à la pièce, et dont la sensualité semble évacuée. Mixage raté, impact presque nul. Misère... L'aventure tournera-t-elle au désastre?
Que non... Car dès
The Song Of Solomon, une des très belles pièces de
Red Shoes, on perçoit un peu mieux où l'aventure nous mènera. Kate Bush n'a pas caché avoir commis une erreur lorsqu'elle a transformé son studio à la fin des années '80 et passé de l'analogue au numérique, une méthode d'enregistrement qu'elle maîtrisait fort mal.
The Sensual World en souffrait; pour
Red Shoes, ce fut encore bien pire.
Director's Cut vient corriger en partie l'erreur historique. Le son et la voix, autrefois stridents, ont repris des couleurs, de la rondeur, de la chaleur, de la physicalité. La pièce suivante, l'ésotérique
Lily, le démontre encore bien plus clairement: inécoutable par sa stridence aiguë sur
The Red Shoes, la pièce gagne une rythmique bien pesante, une nouvelle partie de guitare et une interprétation passionnée plutôt qu'hystérique. Soudainement, la plongée psychanalytique et mystique de la jeune femme qui perd pied ("Lily, Oh Lily I don't feel safe, I feel that life has blown a great big hole through me") nous prend au ventre plutôt que nous prendre la tête. Émotion.
Et ça continue de mieux en mieux.
Deeper Understanding, de
Sensual World, est débarrassée de ses batteries synthétiques au profit de véritables peaux. L'interprétation de la voix de 1989 est inégalable (et inégalée), mais Kate Bush, en exploratrice passionnée du son, nous réserve une surprise: rappelant Sufjan Stevens et Bon Iver sur leurs récents albums, elle utilise l'autotune de magnifique façon pour créer une nouvelle partition vocale qui vous surprendra. Vous comprendrez que l'autotune n'est vraiment pas utilisé ici dans son but habituel. Un coda basse, voix, harmonica et synthé clôt la pièce de très belle manière.
Le reste est à l'avenant: des versions neuves, surprenantes, nous montrant que ces titres du passé avaient un potentiel plus grand que ce qu'on aurait imaginé.
Certains fanatiques ont frémi en voyant
This Woman's Work dans les titres. On parle ici d'une pièce que les amateurs tiennent pour sacré, peut-être la plus belle interprétation de Kate Bush dans sa carrière, qui n'en manque pourtant pas. Ici, la refonte est poussée très loin: synthé délicat rappelant un Fender Rhodes, choeurs angéliques noyés dans un écho glacé. Désolé pour les puristes mais cette version est une des plus belles réussites de
Director's Cut; un voyage sonore inattendu, et sans doute la plus belle interprétation vocale de l'album. Comme si Kate Bush avait fait un overdose de Tomita avant d'entrer en studio. Beautiful... J'achète, j'adore, j'adhère.
Kate Bush n'est évidemment plus l'ingénue qui a fait une entrée fracassante dans la musique pop à 19 ans à la fin des années '70; elle n'est plus cette artiste "cutting edge" qui faisait jeu égal dans l'audace avec Peter Gabriel dans les années '80 et dont chaque album était un évènement artistique; elle est entrée dans une sorte de maturité tranquille, sereine. Ainsi, le "pacing" de
Director's Cut rappelle
Aerial: éloge d'une certaine lenteur, d'une délicatesse d'émotion et d'un travail sonore d’orfèvre. On est loin de la frénésie contemporaine, du bombardement sonore, du patchwork d'influences.
Grande réussite? Non, peut-être pas. Mais refonte fort intéressante qui vient remettre en lumière quelques titres mal aimés d'un répertoire presque sans taches.
À noter qu'une version Deluxe de
Director's Cut comprend aussi l'album
The Sensual World (un "must" à mon avis) ainsi qu'un remastering (drôlement nécessaire) de "The Red Shoes", dont j'ai pu entendre (et apprécié) un très court clip sonore. Peut-être après tout cet album mérite-t-il aussi une ré-audition dans ses arrangements originaux.
En attendant donc le prochain album, un prologue surprenant...