Ah, les versions remasterées! Tant d'albums ont été massacrés au moment de leur passage à l'âge digital. Le vinyle noir est peut-être mort, mais il n'est toujours pas oublié. Et si on a abandonné avec plaisir le craquement de l'aiguille dans le sillon, les bruits de fond et pétarades qui peu à peu venaient saboter nos disques, on n'a pas oublié ni le plaisir sensuel de la pochette 12 pouces, ni un "feeling" sonore que je vais qualifier, à mon grand dam (je déteste ce mot), d'organique.
Je viens tous juste de me racheter un "remaster". Et ce disque, que j'avais délaissé à cause de la désespérante version CD ultra-compressé et sans relief, a soudainement retrouvé toute sa verve, sa beauté tonale, sa dynamique sonore. C'est le premier disque solo de Steve Hackett, un petit bijou oublié de musique progressive, "Voyage of the Acolyte".
À mes oreilles profanes, deux moments musicaux constituent les climax de la musique progressive des années soixante-dix; et ces deux moments appartiennent au même protagoniste: un barbu à grosses lunettes qui jouait assis, presque dans l'obscurité. Steve Hackett ne sera plus, un jour, qu'une note de bas de page de l'encyclopédie de la musique pop. Il n'était, au sein de Genesis, que le 5e larron, l'acolyte embarqué tardivement dans le voyage, en remplacement du regretté Anthony Phillips, le peintre impressionniste qui venait colorer de la touche inimitable de sa Gibson le paysage sonore des pièces portées par Gabriel, Banks et les autres. sa carrière solo est intéressante, mais anecdotique.
Mais aussi insulaire qu'ait été Hackett au sein du groupe, se plaignant de la faible utilisation de ses compos et vivant en état de tension permanente face à Tony Banks, sa touche musicale aura marqué de manière indélébile le monde musical de Genesis et de ses fans. Et jamais autant que dans son solo stratosphérique de
"Firth of Fifth", un moment de grâce musicale incomparable, un 150 secondes de pure feeling, bâti sur quelques notes en suspension sur une assise rythmique admirable, bâtie par Collins et Rutherford, une échappée instrumentale trop courte et qu'on ne se lasse pas de réentendre, et que Hackett joue encore aujourd'hui avec feeling et feu (
prestation récente).
Et l'autre moment mémorable?
Évidemment, c'est
"Shadow of the Hierophant", qui clôt son 1er solo,
Voyage of the Acolyte. Onze minutes d'un voyage sonore délirant dans une carte de tarot, à commencer par un élégiaque six-minutes en compagnie de la voix angélique de Sally Oldfield; puis, un long fade-in, quatre minutes introduites par un petit vibraphone fragile et craquant, relayé bientôt par nappes par dessus nappes de guitares électriques, propulsées par les roulements percussifs déchaînés de Phil Collins (qui nous rappelle qu'avant de devenir un chanteur pop, il était un batteur prog de feu), avec en pulsations sous-jacentes des notes prolongées de la basse de Rutherford, un long fade-in qui culmine dans trois notes de cloches tubulaires auxquels répond un lancinant cri de guitare... avant un fade-out d'une pleine minute. Un truc vraiment unique, une peinture abstraite en sons, parfaitement mixé (Hackett déclarait avoir pour la 1ère fois découvert la table de mixage pour cet album) et que, semble-t-il, Genesis avait refusé d'inclure dans un de ses albums. Leur perte, le gain de Hackett, qui lança sa carrière solo peu après, pour ne plus revenir en arrière.
Et c'est ce truc incroyable que la version CD originale sabotait allègrement: sans dynamique, ni détails et avec une utilisation très limitée de la stéréophonie, un vrai désastre qui nous laissait froid, vaguement ennuyé.
Jusqu'à la version remasterée. Et on retrouve ce frisson unique de 1976, le crescendo est presque insoutenable, le climax laisse pantois. Tout l'album, d'ailleurs bénéficie du traitement: les vents ont retrouvé toute leur verdeur, le violoncelle n'est plus synthétique, et les dynamiques sonores, si importantes dans cet album, sont enfin rendues avec justice.
Le reste de l'album est d'ailleurs fort intéressant, particulièrement le trio
Hands of the Priestess (part 1)/A Tower Struck Down/Hands of the Priestess (part 2): deux interludes élégiaques encadrant une sorte de voyage au don d'un abîme rythmique. Dur à décrire, mais très très intéressant à écouter. Passons sur le premier solo vocal vraiment sérieux de Phil Collins, qui devait prendre la relève de Peter Gabriel chez Genesis quelques mois plus tard. Le remaster
Voyage of the Acolyte vaut son pesant d'or. En plus, deux bonus intéressants: une version live de
Ace of Wands, moins froide et mécanique que la version studio, et une version de travail de
Shadow of the Hierophant, beaucoup plus longue (17 minutes!), et où le crescendo est amené non pas par un jeu de volume à la console de mixage mais par les furieuses accélérations de Phil Collins avec la batterie, qui porte le morceau. Des différences dans le mixage rendent cette version moins réussie, et portant moins d'impact, que l'original, mais ça demeure un très beau moment musical.
Garrochez votre vieille version redbook dans les vidanges (ou échangez-la, encore mieux). Le CD a beaucoup à donner lorsque bien utilisé, comme le prouve ce remaster. En attendant que je me procure les sauvetages du même acabit des albums des Talking heads et de Talk Talk, et en espérant que les Smiths auront droit à un traitement similaire!