Parfois, la musique nous met en accord avec le monde et nous apaise. La musique nous met en contact avec la beauté, l'apesanteur, la poésie et même parfois, pourquoi pas, notre âme.
Mais, comme le disait mon ami Didier à mon amie Francine, il y a très longtemps, la musique est aussi tension, énergie, rage, fantasme.
Ce soir, je filais comme si j'avais le sang gonflé de caféine et je voulais de ma musique un état de tension agressive. Pas la violence du hard-rock, du speed metal ou du punk. Mais une sorte d'éclair intellectuel et moral. Je ne voulais pas de douceur; plutôt un coup de cymbale sur la gueule.
Mais je dois penser aux autres membre de la gente humaine dans la pièce. Alors j'ai commencé raisonnablement. Du hard-bop Blue Note, mais du solide. J'ai commencé avec Jackie McLean.
Ah, le hard-bop! Avant le chaos du free jazz, mais solidement sur les rails d'une expressivité tapageuse, le hard-bop est un dernier moment de réunion du jazz avec un large public, avant que Ornette Coleman et John Coltrane poussent le genre dans ses retranchements. En 1959, Jackie McLean, un jeune alto, pousse l'expressivité de son instrument dans des zones qui ne sont pas sans rappeler le jeune Coltrane. Les connaisseurs reconnaissent McLean en deux notes, disent-ils. Il a un son tranchant, perçant presque. Il n'a pas gardé le son sinueux de son illustre prédécesseur Charlie Parker. Les temps changent. La musique devient un cri. McLean cadre bien.
Alors imaginez ça: le trompettiste Donald Byrd (expressionniste, très loin du feutre de Miles Davis ou même du son soul de Freddie Hubbard) sur le canal gauche, et ce jeune alto super-émotif sur la droite. Rudy van Gelder (qui d'autre) à la console, lui qui aime "réveiller" le son des cuivres, les rendre encore plus vifs et durs que dans la nature... la section rythmique est celle de Kind of Blue: Paul Chambers et Philly Joe Jones. Au piano, Sonny Clarke, bon, bof, on sait que le son du piano est immanquablement en retrait, presque éteint, avec Rudy. Tant pis: toute la place aux cuivres. Ça vous gicle la douleur et la force humaines. Vous en avez pour trois pièces dans cette formation, du hard bop d'excellente tenue.
Puis, soudain, changement de session et d'ensemble: pour les trois pièces suivantes s'ajoute un ténor, Tina Brooks, on remplace Byrd par Blue Mitchell et Joe Jones par Art Taylor. Et soudain, ça joue avec encore plus de force, d'originalité, de style. Sérieusement, quand j'ai mis ça en musique de fond la première fois, j'ai littéralement suspendu tout travail pour les écouter. 'Pouvait pas m'empêcher. Surtout Isle of Java. La musique devient puissamment évocatrice, ça m'a fait penser à Chet Baker et Gerry Mulligan qui faisaient des pièces comme ça, qui dévalent à toute vapeur sur des mélodies glissantes, et qui vous donnent envie de pousser à fond une voiture sur des routes perdues au crépuscule. La musique a le don de me faire dire des choses idiotes... Et pourtant, voyez, je viens de le remettre, et mon pied se met à battre et ma tête à imaginer des choses comme la liberté totale et toute la vie devant soi. Oui, c'est vif à ce point.
Maintenant, laissez-moi vous parler un moment du son. Ce disque fait partie des rééditions en 45-tours de Blue Note, masterés par Kevin Gray et Steve Hoffman. Ce que j'écoute est un needledrop du vinyle, autrement dit un transfert digital qui joue dans un Oppo; autrement dit, quelques crans de fidélité en-dessous de l'original. Ça torche tellement que c'en est ridicule. Je sais, je sais, c'est ridiculement cher aussi. 50US$ pour moins de 40 minutes de musique. Mais si vous en avez les moyens... n'attendez pas qu'il n'en reste plus et qu'ils coûtent 125$ sur e-bay.
Et pour les autres, nous aurons notre consolation car bientôt, le même titre sortira en SACD, des mêmes mains expertes, avec en prime trois titres supplémentaires de la seconde session, celle avec Tina Brooke, et paraît que ces trois "bonus" (rassemblés jadis sur un autre LP) vont compléter notre bonheur.
* * *
Vous ne me voudriez pas comme DJ. Parce que rien n'est plus contraire à l'art du DJ que la transition que j'ai faite après vers un album mythique, boursouflé, un peu raté, fascinant et énigmatique: The Lamb Lies Down On Broadway de Genesis.
Nous sommes en 1974 et le rock commence à gonfler comme une grenouille qui aurait fumé trop de ganja. C'est l'ère des albums-doubles complaisants. Dylan, les Beatles, Jimi Hendrix et les Who avaient prouvé que c'était possible, maintenant plus rien n'arrête la loghorrée: Led Zeppelin, les Rolling Stones, Yes, Elton John, les Who encore; on ne se peut plus. C'est aussi l'ère des opéras-rock, concept vaseux s'il en est un, où les rockers se prennent soudain pour de grands compositeurs, capables de soutenir de larges développements dramatiques... Ouf, tout ça n'a pas nécessairement bien vieilli, mais ça demeure des moments fascinants.
Et voilà que le groupe le plus gracieux du rock progressif britannique va s'y frotter. Mais attention: plus qu'aucun autre de ses confrères, Peter Gabriel sait et sent que le rock progressif fonce vers un mur qui se nomme insignifiance; et Gabriel est tout sauf un artiste insignifiant. Pour continuer à faire évoluer le quintette, il va leur faire prendre un stupéfiant bain de modernité; il réclame (arrache plutôt) le monopole sur les textes du prochain disque et invente l'histoire d'un jeune punk new-yorkais, Rael, sorte d'émule échappé d'Orange mécanique assoiffé de violence et de sexe. Les grandes envolée instrumentales du groupe sont réduites à leur plus simple expression: les pièces sont courtes et ramassées. Le son si poli du groupe devient sec, grinçant; la voix de Gabriel elle-même subit un traitement sonore qui la rend particulièrement agressive et sèche, l'Enossification (Brian Eno, dont l'influence est en train d'immerger l'ensemble du art-rock anglais). À l'image de la pochette, radicalement différente des précédentes, le groupe passe des prairies anglaises et des mythes et légendes colorées au bitume et au noir et blanc. Fascinant.
Le double-disque grince, agresse, crie, fonce à tombeau ouvert; les accalmies (Carpet Crawlers, Anyway, The Lamia) deviennent de vraies bouffées d'oxygène dans ce monde conscrit. La sauce ne prend pas toujours. Certains passages révèlent un véritable inconfort. A-t-on jamais entendu Steve Hackett sonner aussi peu à son aise que dans son solo du par ailleurs excellent The Lamia? Lorsque le groupe se lance dans l'instrumental déconstruit (le fascinant The Waiting Room), on comprend qu'ils ne menaceront pas de sitôt Pink Floyd: on est loin d'Echoes! Tony Banks semble parfois chercher son équilibre et est souvent platement narratif. Gabriel cherche un son qu'il trouvera plus tard avec Fripp dans Peter Gabriel II, comme sur The Chamber of 32 Doors.
Et puis tout à coup, les éléments tombent en place, les colorations de Hackett et de Banks s'accordent au narratif (Fly on a Windshield, In The Cage, Hariless Heart, Carpet Crawlers, The Light Dies Down On Broadway). On tient quelque chose! Sans oublier le chef d'oeuvre de ce disque, un morceau qui le résume parfaitement et qui doit son punch au flair pop de Mike Rutherford qui l'a composé: Back in NYC.
Probable qu'aucun disque de Genesis n'a un son aussi peu plaisant. Mais pour le groupe, et Gabriel en particulier, c'était un statement important. On pourra toujours rêver de ce que Jodorowky aurait fait en film de ce délire urbain, projet malheureusement oublié!
Dans les mois qui suivront, le gouffre entre Gabriel et ses partenaires ne cessera de se creuser. Le groupe ne se couvrira pas d'honneur en reprochant à Gabriel, nouveau père, de se préoccuper trop de sa petite fille gravement malade. Genesis, endetté et à bout de souffle, se scinde. Le divorce permettra à Genesis d'opérer une retraite ordonnée vers ses acquis passés; il permettra aussi à l'archange Gabriel d'explorer des univers infiniment plus féconds que ceux du progressif symphonique qui, déjà, se mord la queue. Fripp et lui auront donné à la fin de la décennie une poussée décisive vers un rock plus moderne. Ils échapperont à l'insignifiance qui les guettait.
Alors, peut-être que The Lamb Lies Down (que personnellement j'abandonne toujours avant la fin) a quelque chose d'un peu croche et raté. Peut-être qu'il a sur les nerfs l'effet d'un café filtre un peu trop bouilli. Mais il a amorcé pour Gabriel un cycle fécond. Et il aura cassé le moule.
Vous ne me voudriez pas comme DJ. Parce que rien n'est plus contraire à l'art du DJ que la transition que j'ai faite après vers un album mythique, boursouflé, un peu raté, fascinant et énigmatique: The Lamb Lies Down On Broadway de Genesis.
Nous sommes en 1974 et le rock commence à gonfler comme une grenouille qui aurait fumé trop de ganja. C'est l'ère des albums-doubles complaisants. Dylan, les Beatles, Jimi Hendrix et les Who avaient prouvé que c'était possible, maintenant plus rien n'arrête la loghorrée: Led Zeppelin, les Rolling Stones, Yes, Elton John, les Who encore; on ne se peut plus. C'est aussi l'ère des opéras-rock, concept vaseux s'il en est un, où les rockers se prennent soudain pour de grands compositeurs, capables de soutenir de larges développements dramatiques... Ouf, tout ça n'a pas nécessairement bien vieilli, mais ça demeure des moments fascinants.
Et voilà que le groupe le plus gracieux du rock progressif britannique va s'y frotter. Mais attention: plus qu'aucun autre de ses confrères, Peter Gabriel sait et sent que le rock progressif fonce vers un mur qui se nomme insignifiance; et Gabriel est tout sauf un artiste insignifiant. Pour continuer à faire évoluer le quintette, il va leur faire prendre un stupéfiant bain de modernité; il réclame (arrache plutôt) le monopole sur les textes du prochain disque et invente l'histoire d'un jeune punk new-yorkais, Rael, sorte d'émule échappé d'Orange mécanique assoiffé de violence et de sexe. Les grandes envolée instrumentales du groupe sont réduites à leur plus simple expression: les pièces sont courtes et ramassées. Le son si poli du groupe devient sec, grinçant; la voix de Gabriel elle-même subit un traitement sonore qui la rend particulièrement agressive et sèche, l'Enossification (Brian Eno, dont l'influence est en train d'immerger l'ensemble du art-rock anglais). À l'image de la pochette, radicalement différente des précédentes, le groupe passe des prairies anglaises et des mythes et légendes colorées au bitume et au noir et blanc. Fascinant.
Le double-disque grince, agresse, crie, fonce à tombeau ouvert; les accalmies (Carpet Crawlers, Anyway, The Lamia) deviennent de vraies bouffées d'oxygène dans ce monde conscrit. La sauce ne prend pas toujours. Certains passages révèlent un véritable inconfort. A-t-on jamais entendu Steve Hackett sonner aussi peu à son aise que dans son solo du par ailleurs excellent The Lamia? Lorsque le groupe se lance dans l'instrumental déconstruit (le fascinant The Waiting Room), on comprend qu'ils ne menaceront pas de sitôt Pink Floyd: on est loin d'Echoes! Tony Banks semble parfois chercher son équilibre et est souvent platement narratif. Gabriel cherche un son qu'il trouvera plus tard avec Fripp dans Peter Gabriel II, comme sur The Chamber of 32 Doors.
Et puis tout à coup, les éléments tombent en place, les colorations de Hackett et de Banks s'accordent au narratif (Fly on a Windshield, In The Cage, Hariless Heart, Carpet Crawlers, The Light Dies Down On Broadway). On tient quelque chose! Sans oublier le chef d'oeuvre de ce disque, un morceau qui le résume parfaitement et qui doit son punch au flair pop de Mike Rutherford qui l'a composé: Back in NYC.
Probable qu'aucun disque de Genesis n'a un son aussi peu plaisant. Mais pour le groupe, et Gabriel en particulier, c'était un statement important. On pourra toujours rêver de ce que Jodorowky aurait fait en film de ce délire urbain, projet malheureusement oublié!
Dans les mois qui suivront, le gouffre entre Gabriel et ses partenaires ne cessera de se creuser. Le groupe ne se couvrira pas d'honneur en reprochant à Gabriel, nouveau père, de se préoccuper trop de sa petite fille gravement malade. Genesis, endetté et à bout de souffle, se scinde. Le divorce permettra à Genesis d'opérer une retraite ordonnée vers ses acquis passés; il permettra aussi à l'archange Gabriel d'explorer des univers infiniment plus féconds que ceux du progressif symphonique qui, déjà, se mord la queue. Fripp et lui auront donné à la fin de la décennie une poussée décisive vers un rock plus moderne. Ils échapperont à l'insignifiance qui les guettait.
Alors, peut-être que The Lamb Lies Down (que personnellement j'abandonne toujours avant la fin) a quelque chose d'un peu croche et raté. Peut-être qu'il a sur les nerfs l'effet d'un café filtre un peu trop bouilli. Mais il a amorcé pour Gabriel un cycle fécond. Et il aura cassé le moule.
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