samedi 24 octobre 2009

Sur la platine: le chaleureux Cannonball, le splendide LaFaro, les époustouflants Bad Plus

L'automne, n'est-ce pas, lorsqu'il se fait froid, venteux et pluvieux, nous fait retraiter dans nos tanières. Le ciel gris, le bitume battu par les tombes d'eau... Nos fatigues et nos exaspérations sont comme des nuages gorgés d'hivers en devenir. On se sent partie d'un ciel indifférencié. Le H1N1 s'insinue dans nos bronches. Non, la vie n'est pas toujours une rigolade.

Alors, comme antidote, on recherche une expression généreuse, torride, voire emportée de l'âme humaine. On recherche la vigueur du geste artistique, la puissance expressive. Parce qu'on a beau se culpabiliser comme espèce biologique, on dira ce qu'on voudra, mais l'être humain laisse derrière de saprés belles ruines.
Alors, ce soir, pour une séance tardive de musique dans l'automne frigorifiée, j'ai privilégié le "live" dans sa forme la plus expressive: le jazz...



En commençant par cet océan de hard-bop qu'est Julian Cannonball Adderley, surtout connu pour être l'alto de l'immense Kind Of Blue, et le leader du presque aussi célèbre Something Else. La carrière de Cannonball comme leader d'un quintette est partie sur les chapeaux de roues avec The Cannonball Adderley Quintet in San Francisco, un des gros titres de cette immense année (1959), sans doute la plus chargée de grands titres de l'histoire du jazz. Gros titre qu'il me reste encore à découvrir (et quel plaisir de savoir que tant de disques restent vierges de toute écoute)... mais en attendant, au hasard d'une pérégrination sur E-Bay, j'ai acheté un "live" pratiquement aussi prisé des critiques: le Cannonball Adderley Sextet in New York, de 1961, enregistré au célèbre Village Vanguard, et qui marque l'arrivée dans la formation du multi-instrumentiste et rugueux ténor Yusef Lateef et d'un pianiste autrichien qui allait connaître la gloire en fondant Weather Report: Joe Zawinful.

La personnalité attachante de Cannonball ne s'exprime pas que dans son jeu suave et funk. Dès l'ouverture du set, il fait remarquer qu'on est hip ou on ne l'est pas, que ça ne s'acquiert pas, et que c'est peut-être à cause de cette absence de facteur hip qu'il n'avait jamais enregistré de live à New York... jusqu'à ce soir du 12 janvier 1962. Marrant, mais sérieux: le Cannonball Sextet, éclectique et puissant, fait dans le hard-bop musclé, comme les Jazz Messengers de Art Blakey, mais la présence de Lateef (ténor, flûte, hautbois) ajoute à la formation un supplément d'âme et de folie et permet aux cuivres une puissance à l'unisson qui rendent le concert particulièrement intéressant. Deux compos de Lateef (dans le groupe depuis seulement trois semaines) occupent près de 15 minutes de disque, dont le sensuel et sinueux Syn-anthesia; Zawinful contribue un blues très réussi (Scotch and Water) et le set passe à la vitesse de l'éclair.

Le son de mon édition OJC est assez ordinaire; peut-être que l'édition Keepnews Collection améliore les choses. Ce n'est pas un obstacle au plaisir, mais on aimerait sentir le son puissant de l'orchestre nous traverser un peu plus l'épiderme.


Pour passer à un registre peut-être plus "profond", mais sans quitter l'enceinte du Vanguard, j'ai spinné l'éternel Sunday At The Village Vanguard du Bill Evans Trio. Pour cette écoute, j'ai emprunté l'édition XRCD masteré par Alan Yoshida... et j'ai goûté plus que jamais la magnificence de la contrebasse de Scott LaFaro, à la tonalité riche et chocolatée, textures de bois sombre, et tant pis si mes comparatifs vinicoles n'ont aucune espèce de sens. Tout a été dit sur l'aura dramatique de ce set, le dernier du Trio avant que LaFaro ne se tue en voiture... Evans, inconsolable, qui abandonne la formule du trio pour des mois, non sans compiler cet extraordinaire album, en hommage à son explosif contrebassiste.

Je ne suis pas plus connaisseur qu'un autre; souvent, les contrebassistes m'indiffèrent malgré mes prétentions à la mélomanie mégalomane. Je veux qu'ils me disent quand taper du pied et c'est tout. Mais pas cette fois... pas ce soir en tout cas. L'échange entre le poète Evans et cet esthète flamboyant qu'est LaFaro est télépathique au plus haut point, et tout ça enrobé dans l'écrin des balais de Motian. Par moments, comme juste avant le solo du contrebassiste dans My Man's Gone Now, il remplit notre oreille de lignes si parfaites, qui font un si superbe contrepoint au pianiste, qu'on comprend à quel point celui-ci s'est senti déserté d'une partie de son être musical. Solar, de Miles, est l'occasion d'un échange plus musclé et permet à Motian de se délier les bras: écouter son soli, c'est un tel plaisir d'intelligence, de raffinement, un jeu si réussi de tonalités que n'importe quel batteur prog-rock doit se sentir rustre après. Et quel final que la compo de LaFaro, la brève, délicate, contemplative Jade Vision. Une fin parfaite... une épitaphe troublante.



Comment ajouter autre chose? J'ai mis au final une découverte récente: The Bad Plus et le dernier morceau du disque qui les a fait exploser sur la scène jazz: These Are The Vistas. Ce titre, Silence Is The Question, est un 8 minutes stupéfiant d'un trio jazz que je pensais iconoclaste, mais qui a un coeur immense. Projetant curieusement (et peut-être pas à son avantage) une image stéréo similaire à celle du concert de Evans de 1962 (piano dans un canal, contrebasse dans l'autre, la batterie au centre), Silence est une sorte d'envolée passionnée du pianiste Ethan Iverson, qui, après un début élégiaque, bien supporté par la contrebasse ronde et chaude du compositeur du titre, Reid Anderson, se lance dans une envolée de plus en plus émotive, puissante, emportée; par moment, une sorte de polyphonie fugale à la Jean Sebastien Bach nous emporte dans sa mécanique complexe; au final, la batterie de David King se déchaîne et le pianiste, lui, a quitté les zones équilibrées de la fugue et laisse éclater un lyrisme qu'un critique a judicieusement associé à Rachmaninov. C'est époustouflant, et en cette ère de cynisme, ça fait du bien d'entendre quelque chose qui sort autant des tripes; Brad Mehldau a dû sentir l'hommage en filigrane.

Inutile, après, d'en rajouter. On ferme la sono et on laisse les sédiments nous nourrir l'intérieur en lisant quelque chose de relevé. Du Romain Gary, genre, justement, dont je lis l'Angoisse du Roi Salomon. Excellent jazz, qui plus qu'aucune musique à mon avis, nourrit l'humain chez l'humain.

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