Le serveur musical a probablement déjà tué le "mix tape", et bientôt on comptera probablement le lecteur CD parmi ses victimes... Mais difficile de nier le plaisir d'avoir toute sa collection (et même plus chez les moins scrupuleux!) accessible en tout temps, et de créer entre ses disques des ponts musicaux, des transitions, des alliances, des jeux de force, des progressions, des apothéoses, des épilogues. Malgré la destruction presque totale de l'art de la programmation musicale radiophonique par les forces virales du commerce, nous pouvons faire survivre encore le plaisir musical du mélomane, sous sa forme la plus libre... Et je me permet de vous faire partager mon "mix tape" virtuel de la soirée, en cette nuit froide du début d'une décade qui devrait apporter des bouleversements immenses dans le monde musical. Et dans chacune de nos vies, parce que dix ans, c'est une éternité!
1- D'emblée, une pièce qui vous ouvre l'âme ou qui est, comme le chante Dylan,
like a corkscrew to my heart ... le
Soul Lament de
Kenny Burrell, sur son populaire
Midnight Blue... juste une guitare, 160 secondes d'une mélopée de l'âme, fragiles arpèges, bleu pétrole dirait bashung..
2- Pour rester avec Burrell et sa sonorité magnifique, mais ajouter une autre voix qui dit le blues avec une force généreuse, un duo
John Coltrane et
Kenny Burrell de 1958,
Why I Was Born... Un morceau surprenant de délicatesse, une conversation intime entre deux géants qui ne le sont pas encore, et une rare (sinon unique?) occasion d'entendre Coltrane accompagné seulement par une guitare.
3- On monte le tempo et la chaleur, et on avance de quelques mois... c'est le fameux groupe de
Miles Davis, mais sans son charismatique leader, qui est réuni à Chicago pour des spectacles, et si la session est créditée à l'alto
Julian Cannonball Adderley, pas de doute que Trane y a mis tout son coeur.
Cannonball Adderley Quintet In Chicago comprend d'ailleurs deux compos de Coltrane, et j'écoute ma préférée,
Grand Central, un titre parfait, assis entre hard-bop et blues, qui permet à Adderley et Trane d'échanger des solis caractéristiques. Wynton Kelly tient le piano, pour ceux qui se le demandent.
4- Cette fois, les méninges roulent à plein, je veux de l'énergie et je
spinne pour la première fois l'incandescente performance live du fameux
So What en Hollande en avril 1960... Miles, bien sûr, et Kelly, Chambers et Cobb à la rythmique, mais ce qui retient d'abord l'attention, c'est le solo déjanté de Coltrane, visiblement prêt à quitter le groupe et qui a déjà Giant Steps derrière la cravate, et la batterie propulsive de Cobb qui pousse le groupe de ses brusques ruades... Enregistrement mono de qualité quelconque, mais quelle performance! 17 minutes à haut niveau d'octane!
5- On revient peu à peu vers le but de l'exercice:
Blue In Green, le titre-pivot sur l'historique
Kind Of Blue, la compo de
Bill Evans qui sépare l'oeuvre en deux et ferme la face A (pour ceux qui se rappellent leurs éditions vinyle) avant la splendeur de la face B. Mais d'abord, une interprétation éclatée, vibrante et passionnante, qu'on retrouve sur cet étrange OVNI faisant se rencontrer la fusion la plus rock et les instruments indiens,
Miles In India... Guitares électriques (
Mike Stern), trompette (
Wallace Roney), piano bien sûr, sanragi et voix indiennes, et
Jimmy Cobb, toujours vaillant, à la batterie... 13 minutes d'un voyage à travers des notes bien connues dans un enrobage complètement inédit...
6 - Maintenant, la version classique, archi-connue, avec en prélude des fragments de studios (prises 1 et 2) ajoutés sur l'édition 50e anniversaire de
Kind of Blue... la fameuse intro de
Bill Evans, exactement la même que celle utilisée par le pianiste en ouverture de l'excellent
Chet de
Chet Baker, sur
Alone Together, et qui maintenant sera développée dans sa version finale par Davis et Evans (Davis qui, d'ailleurs, s'arrogera tous les crédits de compo sur la pièce, avec l'assentiment du pacifique Evans, plus sur cela plus tard!)... Combien de fois peut-on réécouter cette pièce sans s'en lasser? Est-ce Cannonball ou Trane qui a le privilège de souffler un solo entre Evans et Davis? Je ne le sais même pas, et je m'en fous... Tellement beau...
7- Mais on ne s'arrêtera pas sur une conclusion si prévisible...
Cassandra Wilson, cette prêtresse vaudou des notes, s'est prêtée au jeu de mettre en mots la fameuse compo sur son inégal
Travelling Miles... et elle en a tiré un joyau d'une beauté lumineuse... Et le son, les amis! La mandoline de
Kevin Bret qui caresse la progression d 'accords, et un solo typiquement beau à brailler de
Pat Metheny, et la basse acoustique de
Dave Holland qui fait battre le coeur subtil de la mélodie, volant la vedette au piano... Miss Wilson a toujours eu le don de faire vivre des classiques dans de nouvelles couleurs, ocres, terreuses... Mon coup de coeur, mon interprétation préférée...
8- Et on finit avec l'interprétation de
Bill Evans lui-même, sur un des deux disques studio de son fameux trio avec La Faro et Motian.
Portrait In Jazz présente deux versions, du moins sur mon SACD: une version bonus mono où Evans mène une cavale un peu trop rapide dans son solo, ce qui nous laisse un peu en déséquilibre; et finalement la version retenue, qui clôt le disque, et où LaFaro et lui entrent en télépathie et réussissent à transfuser la mélodie avec une énergie surprenante... avant de clore avec une douceur interrogative, sans résoudre la mélodie...
Maintenant, quant à savoir pourquoi Miles Davis s'est arrogé seul le crédit d'une pièce que tous attribuent a posteriori à Bill Evans, de même que de
Flamenco Sketches, qui s'ouvre sur une citation facilement reconnaissable du
Peace Piece du même Bill Evans, que dire sinon que le charismatique leader était le chef d'orchestre incontestable d'un disque dont l'unité et la beauté esthétiques en font un joyau de la culture pop... et que les Evans, Cannoball et Trane étaient à son service comme les apprentis prêtaient, sans attendre de reconnaissance, leurs talents aux maîtres peintres de la Renaissance! Ou alors on peut croire les mots de George Early cités dans le livret de l'édition 50e anniversaire de Kind Of Blue:
Davis had the three instincts necessary for genius; he was an opportunist; he was not afraid of talented people, even if, in some particular area, they were more talented than he; and he had supreme confidence in his ability to make anything he'd try work..."
Quoi qu'il en soit...
Blue In Green... chef d'oeuvre minimaliste du jazz... merci Bill Evans... et merci Miles...