Pour certains, pour la plupart des amateurs de rock, la musique est un peu morte le 5 avril 1994, lorsque Kurt Cobain, défoncé à l'héroîne et au désespoir le plus noir, a écrit une lettre à son ami imaginaire Boddahn avant de mettre fin à ses souffrances de la manière la plus violente, chez lui, à Seattle.
Mais pour moi, cette mort, prévisible, annoncée, aussi triste fut-elle, ne fut rien à comparer au gâchis de talent qu'a constitué la noyade, 3 ans plus tard, de Jeff Buckley, le 29 mai 1997.
En fait, est-il arrivé pareille tragédie dans le rock depuis la mort de Jimi Hendrix?
Je pose la question, comme ça, en écoutant, abasourdi, le live Mystery White Boy (Live 1995-96)... Un des multiples disques posthumes qui cherchent à combler le trou dans notre coeur depuis que Buckley a piqué une tête dans le Mississipi en chantant Whole Lotta Love, pour ne plus reparaître.
Ricanement de la Grande Faucheuse
Buckley était à Memphis, préparant le successeur à son unique album, l'extraordinaire Grace, paru en 1994, et un des albums les plus parfaits de l'histoire du rock. Comme si la passion d'un Van Morrison, la muse poétique d'un Jim Morrison et l'énergie d'un Robert Plant avaient migré dans un seul corps, celui de cet espèce de Rimbaud californien, chanteur de coffee-shop new-yorkais transfiguré en rock-star dans un scénario qui aurait pu être parfait, s'il n'y avait eu ce stupide accident.
Serez-vous surpris d'apprendre que Buckley brûlait les planches? Son Live At Siné est un témoignage magnifique de son travail solo, intime, celui d'avant Grace. Mais ce Mystery White Boy, malgré ses immenses défauts, c'est la preuve qu'on tenait là une véritable bête de scène rock.
Immenses défauts parce que ce n'était pas des enregistrements destinés à une circulation publique. Le son, préservé sur des DAT, est au mieux correct; mais on reste soufflé par le feu qui habite non seulement Buckley mais son groupe, soudé à son leader. Et si la plupart des pièces de Grace ne sont guères différentes des originaux en studio que nous avons appris à aimer, il y a sur ce live quatre pièces que tout fan de Buckley doit entendre. Deux nouveautés magnifiques, très rock, I Woke Up In A Strange Place (référence à ses années d'errance sur les routes à "dépendre du hasard et des rencontres"?) et la très émouvante What Will You Say, (qui rappelle vaguement le Kasmir led zeppelien, cri du coeur à l'endroit d'un père qu'il n'a vu qu'une fois dans sa vie?)... mais aussi une version presque punk et absolument saoulante de Eternal Life...
Et au final, un Buckley soudain fragile, à la voix peu sûre, presque maniéré, reprend le hit qui lui survivra à jamais, sa reprise du Hallelujah de Leonard Cohen. Et, idée magnifique, il intercale quelques lignes d'une des plus belles pièces des Smiths, I Know It's Over...
Eternal Life, Hallelujah, I Know It's Over...
Les Muses avaient-elles chuchoté à Jeff que son destin serait forcément tragique et sa vie brève?
Icare s'est noyé dans le Mississipi.
P.S. Peut-on interdire gentiment mais fermement les reprises futures de Hallelujah? Elles sont si nombreuses que ça en devient ridicule. J'en ai deux qui se sont ajoutés dans ma collection depuis une semaine (Ariane Moffat, Renée Fleming) et honnêtement que peuvent-elles ajouter? La version définitive existe.
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