Je ne vous l'ai peut-être pas dit, mais j'ai un plaisir fou ces jours-ci à vagabonder dans ma discothèque, depuis qu'un très bon ami m'a passé un processeur AV Linn de grande qualité, un 5103. Lequel processeur a l'avantage indéniable de posséder un DAC plus flatteur que celui de mon vénérable Micromega Stage 4.
Mon Micromega s'est toujours distingué par ses hautes fréquences agressives. Le Linn a une approche plus équilibrée: de très belles
mid charnues. Et il a, bien sûr, une entrée digitale. Ce qui signifie que je goûte, pour la première fois, de manière temporaire, aux grandes joies du serveur musical. Et croyez-moi, ce sera difficile de revenir en arrière.
Hier, je me suis tapé un grand carrousel de musiques, pour me retaper d'un 40 heures de travail sans sommeil. Cette faculté qu'a la musique à nous extirper de la broyeuse sociale et professionnelle ne lasse pas de me fasciner.
J'ai commencé par me jouer ce grand chef d'oeuvre pop de 2005, le
"Come On Feel The Illinoise!" de
Sufjan Stevens. 74 minutes fascinantes en compagnie d'un créateur intarissable qui nourrit l'ambitieux projet de composer un album par état américain. Sufjan demeure un obscur personnage pour le grand public, mais la critique l'a repéré depuis longtemps, et son
Illinoise a pris le sommet des palmarès combinés de 2005, recensés par le site Acclaimed Music. Et pour cause.
Maintenant, vous le décrire pourrait être une entreprise hasardeuse. Pop raffinée, orchestrée avec art, qui me rappellerait du très très bon Al Stewart (Year of the Cat, vous vous rappelez?), genre folk-rock avec ambitions pédagogiques? Ou peut-être du Alan Parsons (mais avec quelque chose à dire, et la prétention en moins), pour le côté prog raffiné des arrangements. À moins que cette rythmique qui fait un peu band de collège, et ces cuivres chaleureux, et cette absence totale de pose, range Sufjans du côté du théâtre musical ou du jazz mainstream? Et puis il y a ces rythmiques à la Steve Reich, intégrées parfaitement. Ou ces chansons poignantes sur un ami perdu au cancer, ou sur un tueur en série qui a terrorisé l'Illinois, qui m'a rappelé le meilleur Eels. Sufjan est une éponge, et dans son creuset se ramasse les meilleurs saveurs de la pop récente. Un voyage de 74 minutes sans moments faibles.
Le seul, très léger reproche que je pourrais faire à cet orfèvre de la meilleur pop, c'est peut-être que son interprétation manque de nudité. Au sens émotionnel du terme, bien sûr. Stevens a une jolie voix de folk-singer, sans grand caractère, qui prend le siège arrière sur ses arrangements. C'est souvent là que certains créateurs n'arrivent pas à rejoindre un vaste public. L'engagement émotionnel existe sûrement. Mais s'il atteint notre intellect et nos oreilles, il ne nous foudroie pas le coeur. N'est pas Nina Simone ou Jeff Buckely qui veut.
Côté engagement émotionnel, ma galette suivante n'en manque pas. Et ce disque demeure pour moi le meilleur disque de 2007, même s'il n'est jamais sorti!
Thom Yorke a souvent rappelé que c'est
Björk qui l'avait poussé vers des interprétations plus viscérales, après leur rencontre pour la bande-son (incroyablement émotionnelle d'ailleurs) de
Dancer In The Dark. Ce n'est pas sa voix qui rend Yorke si poignant: c'est cet engagement émotionnel incroyable dans chaque syllabe, chaque chanson. L'impressiond 'être connecté au "guts" d'un artiste d'une sensibilité exacerbée.
Radiohead s'est fait reprocher, à la sortie du trop riche
Hail To The Thief, une certaine complaisance. Trop de pièces abstraites, avec des sons électroniques bizarres, d'explorations de rats de studios hyper-actifs n'en finissant plus de pousser des boutons, et oubliant de nous pousser de bonnes pièces rock, comme à l'époque de
The Bends. Critique un peu injustifiée à mon avis, mais enfin, pourquoi pas... Ils ne devaient pas être totalement en désaccord car l'album suivant,
In Rainbows, s'en tenait à un solide 10 pièces et 42 minutes de musique qui furent salués par la critique et sa belle-mère comme une oeuvre solide, ramassée, des vraies chansons et une courbe émotive plus forte que jamais. En fait,
In Rainbows a presque fait l'unanimité.
Sauf que... sauf que plusieurs des meilleures pièces de
In Rainbows, on les trouve sur le CD bonus qui venait avec l'édition Deluxe vinyle 45-tours, pas achetable. 27 minutes et 8 pièces supplémentaires, parfaitement séquencées, qui rendent l'édition régulière de
In Rainbows presque trop... sentimental... si vous voulez mon avis, et même si vous ne le voulez pas. Soyons francs:
Down Is The New Up et
Last Flowers To The Hospital écrasent le presque mièvre
All I Need et le vraiment mellow
House Of Cards. Et il n'y a pas une minute faible sur ce CD bonus, qui me rappelle beaucoup, dans l'humeur et la palette sonore, les meilleurs moments de
Amnesiac. Maintenant, quand vous saurez que je préfère presque
Amnesiac au sanctifié
Kid A, vous saurez que je ne suis pas nécessairement toujours une référence de la gente critique. Mais ce diable de groupe intarissable est unique en son genre. Emo, expérimental, nu, rock, prog, et quoi encore... Chaque tranche de musique en leur compagnie est un sacré voyage dans les tripes d'une époque à la fois troublante et formidable. Essentiel, diraient les Français. Je suis bien d'accord.
Comment continuer après Radiohead? En coupant la fibre EMO et en reculant la montre de trente ans. Je prends un détour par des productions Ken Scott (ce que c'est le fun, un serveur!). D'abord, le sous-estimé
Crisis... What Crisis? de
Supertramp... lequel avait l'impossible tâche de succéder à
Crime of the Century, et ce qu'il passe bien près de faire. Oh, c'est peut-être une infinitésimale coche en-dessous, et la pochette a mal vieilli.
Rick Davies et son
Ain't Nobody But Me, c'est formidable. C'est juste un peu en-dessous de l'insurpassable
Asylum. Et le
A Soapbox Opera de
Roger Hodgson n'a pas l'attrait universel de
Hide In Your Shell, le hit des adolescentes timorées. Mais c'est du bon, du très très bon Supertramp. Et quelle production, quelle prise de son!
Ken Scott, qui a débuté avec les Beatles, est un sapré magicien. Vous entendez ce piano incroyablement physique? Après ça, écoutez-moi les pianos de plastique des albums endisqués par Rudy van Gelder... Désespoir. Pourquoi, Rudy, avoir ruiné le son de tant de merveilleux pianistes???
(Au fait, excusez-moi mais sui vous voulez vraiment entendre le vrai son de ces albums, OUBLIEZ LES REMASTERS! Par erreur, c'est ce que j'ai mis en premier, et j'écoutais, médusé, déçu, ce son incroablement agressant dans les aigus, et sans relief dans les basses... jusqu'À ce que je réalise mon erreur, et que je change pour l'édition originale Target... Incroyable, la différence!)
Restons avec Ken Scott... On parle beaucoup, ces jours derniers, du piano flyé et libre sur le dernier
Daniel Bélanger (que je n'ai pas encore entendu); et on se réfère au Bowie d'
Aladdin Sane et au jeu délicieusement dissonant de
Mick Garson. J'ai donc fait un croche sur
Aladdin Sane, édition RCA des années '80 (
ÉVITEZ les remasters de Peter Mew, des abominations sans nom). Quel son les amis! Quelle pièce de musique riche, complexe, inépuisable... Combien de fois pouvez-vous écouter Aladdin Sane de suite sans en épuiser les explosives propositions?
Tant qu'à se décrasser les oreilles, une obscurité merveilleuse... Connaissez-vous
Goldley-Creme? Ces deux mecs formaient le noyau aventureux des excentriques créateurs pop
10CC (vous vous rappelez l'incroyable
I'm Not In Love et ses infinis dubs de voix, sacré meilleure pièce pop des années '70 par plusieurs critiques éblouis?). Quittant le carcan pop, le duo se lança dans des albums merveilleusement flyés, mélangeant dans un joyeux bordel du krautrock, du pop, du art-rock à la Roxy Music, du Zappa, le tout dans une mise en sons jamais monotone.
Malheureusement, le timing n'aurait pu être plus mauvais. Prenez ce
L dont je me régale en ce moment les oreilles. Sorti dans l'obscurité en 1977, en pleine explosion punk, je l'ai eu pour un ridicule 3$, avec son coin troué, disque usé avant même sa sortie. Et pourtant,
This Sporting Life et
Business Is Business, qui ouvrent et ferment l'album, sont des opéras pop en miniature délicieusement flyés... Tout l'album est une exploration sonore raffinée sur de belles mélodies pop.
Le succès leur échappant,
Kevin Godley et
Lol Creme devaient par la suite se recycler dans le cinéma et devenir les créateurs des meilleurs vidéo-clips des années '80 (
Rock It de Herbie Hancock et ses robots animés, vous vous rappelez?). Avant de finir par
créer la technique du morphing dans un clip qui a fait époque, qui fit d'une de leurs dernières pièces, Cry, un hit tardif bien mérité, en 1985. Je ne connais pas la suite de l'histoire, mais j'adore encore
L.
Mais pour finir sur une note entièrement différente... je veux saluer d'un coup de chapeau bien bas deux excellents albums qui rappellent que le rock francophone a franchi des pas de géants dans ses dernières décennies... et que c'est souvent en mixant l'héritage de la grande tradition de la chanson et le sens de l'ambiance et de l'enveloppe sonore du rock anglais qu'on obtient les résultats les plus mirifiques.
D'abord, un petit bijou introspectif, inattendu.
Luc de Larochellière a eu un succès précoce qui en a fait en deux albums à peine une grande star, au tournant des années '90. Rock contemporain, textes avec une juste dose de dérision et de cynisme, le jeune homme de Laval, dont on avait fait la rencontre à un showcase en première partie de Marie Philippe, était un délicieux paradoxe: timide et effacé, affecté d'un bégaiement à la ville, il nous terrassait tous lorsqu'il chantait ses textes engagés, d'une voix puissante, assurée, de rock star. L'ironie voulut que plus il devenait audacieux dans sa musique, plus le succès l'a déserté, et qu'on l'avait peu à peu oublié. Jusqu'à ce magnifique Un toi dans ma tête, sorti il y a quelques semaines.
Superbement habillé de cordes opulentes, le fidèle
Marc Pérusse à la console, de Larochellière nous ouvre son coeur avec une touchante simplicité et raconte surtout des ruptures, des amours difficiles, des obsessions sentimentales qui témoignent de la maturité de son écriture, de la profondeur de sa plume. C'est beau comme du
Jean Ferrat à son meilleur, ça sonne vrai comme du
Félix, et il y a un peu de
Nick Drake dans la mélancolie de ces nappes de cordes qui soulignent juste ce qu'il faut ces textes poignants. Les musiques de ruptures sont si belles qu'elles font de l'ombre aux autres pièces plus "détachées". Exception faite de la meilleure du lot: la délicieuse
Non-amour, Mon amour, que je vous laisse découvrir. Faites-vous un cadeau.
Le temps me manque pour vous parler de l'ultime
Bashung,
Bleu pétrole. Poète des mots, poète des sons, Bashung a laissé derrière lui des volutes de beauté et son ultime album est émouvant, mais jamais sentimental. Chaque fois que j'entends
Résident de la République, j'ai un petit frisson. Qu'il était unique, le Bashung... Comment parler de sa mort d'une manière plus élégante? Alain Brunet, grand fan, a bien résumé ce Bleu pétrole, permettez-moi d'emprunter sa très belle plume...
Bleu pétrole, un album de grande épuration, un album où la complexité n’est plus apparente et se dissimule dans l’essentiel. C’était l’aboutissement d’une oeuvre magistrale. Son protagoniste y aura fréquenté autant la légèreté que la densité, dont il a su allier culture pop (avec un fort argument rock, faut-il le rappeler) et recherche fondamentale. Assortie de cette voix ténébreuse dénuée de toute agressivité (et de toute puissance, à l’instar de grands interprètes tel Leonard Cohen), cette quête de substance a parfois produit une impression d’opacité mais bon, n’est-ce pas le lot de tous les artistes en quête de densité ? Dans les sons comme dans les mots, Bashung a toujours haussé la barre.
A-t-on ici au Québec un Bashung? Je n'en vois qu'un possible. Il s'appelle Daniel Bélanger. Nous y reviendrons.